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Dans l’ouest ivoirien, une cohabitation sous tension

Côte d’Ivoire : à Duékoué, « ville martyre », ni oubli ni pardon (1/5)

La présidentielle d’octobre ravive les souvenirs des massacres perpétrés lors de la crise post-électorale de 2011.

L’entrée du quartier Carrefour, à Duékoué, où de nombreux corps ont été retrouvés après les combats de mars 2011. (YASSIN CIYOW, Le Monde)

Séraphin relève un à un les petits pots de fleurs renversés par le vent. Il sort de sa poche un grand sac-poubelle et le remplit des déchets qui jonchent le sol. Au moment de repartir, l’homme de 23 ans s’incline devant la stèle et se signe. « C’est ici que mon père et mon oncle sont enterrés. » Symboliquement, du moins, car leurs corps n’ont jamais été retrouvés. « Ils ont certainement été jetés dans une fosse, mais on ne le saura jamais. Il n’y a pas eu d’enquête », ajoute-t-il, amer.

Qu’importe pour Séraphin que le monument qui sert de sépulture soit bancal et inachevé, il ne tarit pas d’éloges sur celle qui a inauguré ce lieu de mémoire, celle qu’il affiche fièrement en fond d’écran de son téléphone portable et qu’il appelle « notre présidente » : Simone Gbagbo. C’est ici, à Duékoué, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, que l’ex-première dame s’est rappelée aux bons souvenirs des jeunes partisans et des vieux militants du Front populaire ivoirien (FPI), le parti qu’elle a fondé avec son mari. En avril 2019, quelques mois après sa libération décidée par le président Alassane Ouattara, elle s’est rendue dans cet ancien bastion du FPI pour lancer le chantier du monument sur lequel se recueille aujourd’hui Séraphin. Afin que « les victimes de ces crimes de masse restent à jamais gravées dans la mémoire collective », a-t-elle déclaré ce jour-là.

Le père et l’oncle de Séraphin étaient des militants FPI. Lui-même se présente comme un « nostalgique » du régime de Laurent Gbagbo, même s’il n’avait que 14 ans quand celui-ci est tombé, en 2011. Présent aux premières loges le jour du discours de sa « présidente », il dit avoir « compris le vrai message qu’elle a voulu faire passer » : « C’est nos morts de 2011 qu’elle a évoqués, ceux dont on n’a plus le droit de parler dans cette ville, dans ce pays contrôlé par les autres. »

Une mosaïque de populations

Les « autres », ce sont tous ceux qui ne sont pas « autochtones ». Et ils sont nombreux à Duékoué. Avec ses sols et ses forêts fertiles aux alentours, la ville offre une sociologie typique du grand ouest ivoirien : une mosaïque de populations venues ces dernières décennies des quatre coins du pays et de par-delà les frontières, à la recherche de quoi vivre. Le tout sur des terres dont la propriété est source de tensions. Si durant des années, le « miracle ivoirien » lié à la culture du cacao a permis de maintenir une cohésion entre les populations, la fluctuation des cours des matières premières, la pression démographique et l’épuisement des sols ont suscité une politisation de la question foncière. Au point de laisser s’installer la jalousie, la méfiance puis la haine.

Lors de la crise post-électorale de 2011, la zone de Duékoué fut ainsi le théâtre de massacres perpétrés selon une logique de représailles entre communautés. Entre décembre 2010 et avril 2011, plus d’un millier de personnes auraient été victimes de ces violences dans l’ouest du pays, selon le recensement de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Dont plus de la moitié à Duékoué, surnommée depuis la « ville martyre ». Certains redoutent aujourd’hui que les vieux démons se réveillent à la faveur de l’élection présidentielle d’octobre. Car malgré les discours de pardon et de réconciliation, les blessures ont mal cicatrisé et le souvenir de cette période reste vif.

A l’époque, la ville, qui avait majoritairement voté pour le président sortant, Laurent Gbagbo, était tenue par l’armée ivoirienne et une myriade de milices, pour la plupart constituées de fantassins « autochtones ». De violents combats ont opposé ces forces de défense pro-Gbagbo aux rebelles venus du nord, qui soutenaient Alassane Ouattara, et à leurs partisans supposés à l’intérieur de la ville. Toutes les communautés, retranchées dans leurs quartiers, ont subi des exactions dans un mélange de règlements de comptes politiques et de vengeance pour des histoires anciennes, souvent liées au foncier.

« Ce qui nous tue, ce sont les discours d’en haut »

Aujourd’hui, au quartier Carrefour où est érigée la stèle, les murs en torchis calcinés et les impacts de balles toujours visibles sur les maisons inhabitées rappellent les horreurs du passé. Carrefour est le fief de la communauté guéré de Duékoué, les « autochtones » dans cette partie de la Côte d’Ivoire. Lors de la crise, beaucoup de milices s’y étaient installées, tantôt pour défendre la communauté, tantôt pour s’y replier quand elles allaient agresser des « étrangers » dans les autres quartiers. Ici, tout le monde a en mémoire les charniers, les fosses communes et les puits bouchés par des corps humains.

En évoquant ces tumultes, Zehia Denis, le chef de quartier, parle volontiers d’« histoire ancienne ». « Mes enfants parlent le dioula [langue traditionnelle du nord de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée], la langue des autres », glisse le vieux chef comme pour marquer sa bonne foi. Régulièrement invité à participer à des événements avec les autres chefs de quartiers, qui « ne sont pas autochtones », il explique que la coexistence est redevenue la règle : « On mange ensemble et on fait des affaires ensemble. »

Son statut fait de lui un « auxiliaire de l’administration », « très attaché au président Ouattara », tient-il à préciser. Mais il ne cache pas sa crainte à l’approche des élections : « Ça nous rappelle de mauvais souvenirs. Ce qui nous tue ici, sur le terrain, ce ne sont pas les gens, ce sont les discours d’en haut, des politiciens qui instrumentalisent la méfiance naturelle que se portent les communautés et qui la transforment en haine. »

Difficile d’instaurer une bienveillance mutuelle quand les communautés estiment que justice n’a pas été rendue. Sur un mur près de la maison du chef, un graffiti rouge interpelle l’œil du passant : « Libérez TOUT le monde ». L’allusion est claire : elle vise en premier lieu Laurent Gbagbo, toujours empêtré dans ses histoires judiciaires de la Cour pénale internationale (CPI) et promis à un avenir carcéral à son hypothétique retour en Côte d’Ivoire. Car pour les gens du quartier, la libération de Simone Gbagbo est l’exception, et l’impunité du camp d’en face la règle.

Le risque d’un nouvel embrasement

En 2011, après avoir pris ses fonctions, Alassane Ouattara promettait de faire la lumière « sur tous les massacres ». Or la plupart des anciens responsables rebelles, impliqués dans la bataille de Duékoué et de sa région, ont été brièvement inquiétés, avant de bénéficier d’une amnistie en décembre 2018 et de retrouver leur poste quelques mois plus tard au sein des forces de sécurité nationale. « A Duékoué, il n’y a eu qu’une seule justice, celle des vainqueurs, et depuis ils nous narguent », lâche Georges, un commerçant.

Sur place, le sort de Laurent Gbagbo ne laisse personne indifférent. Quelques heures après l’annonce de son acquittement, en janvier 2019, des klaxons et des cris de joie ont résonné dans la ville, notamment à Carrefour. Un moment souvent mal vécu par les habitants de Kôkôman, le quartier des « nordistes », des Malinkés, des « autres ». « J’ai vu un mélange de haine et de joie s’exprimer sur les réseaux sociaux des gens de Duékoué », raconte calmement Mamadou Doumbia, l’imam du centre islamique de la ville.

Pour ce « fils de nordistes », né ici, les nombreuses demandes publiques de pardon, les matchs de football intercommunautaires et les concerts organisés par les autorités en faveur de la cohésion sociale sont utiles mais ne suffisent pas. « Les discours politiques cassent le vivre-ensemble », explique l’imam, qui affirme avoir entendu des habitants parler de « revanche » en cas d’alternance du pouvoir. Le risque d’un nouvel embrasement existe mais l’avenir n’est pas écrit. « On ne s’est pas réconciliés mais au moins, depuis dix ans, on est en paix, estime Séraphin. Il va falloir se battre contre nous-mêmes pour que ça reste comme ça. »

Publié par Le Monde le 01 juillet 2020 à 19h00 - Mis à jour le 02 juillet 2020 à 09h46

Côte d’Ivoire : à Ziglo, « Maman Jo » rassemble les femmes pour prévenir les conflits des hommes (2/5)

Une association féminine veut désamorcer les tensions liées à la terre dans ce village qui compte cinq communautés.

Josiane Doukpe Nahi et des femmes du village préparent un repas commun à Ziglo, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. (Le Monde)

La nuit est tombée depuis quelques heures mais il fait toujours aussi chaud sous l’apatam. A l’intérieur de cet édifice fait de bois légers et de végétaux, les femmes prennent place sur les chaises en plastique disposées en cercle. Elles s’installent par petits groupes et s’observent du coin de l’œil. Ici les Burkinabées, là les Guéré, plus loin les Tagbana, assises entre les Mossi et les Baoulé. Une Côte d’Ivoire en miniature, exclusivement féminine, venue écouter Josiane Doukpe Nahi, que tout le monde ici appelle « Maman Jo ».

« Mes sœurs, mes filles, mes mamans, mes tantes, mes nièces : l’heure est grave, annonce la maîtresse de cérémonie d’une voix légèrement tremblante. Il faut que la paix règne entre nous, c’est crucial. L’élection approche et les hommes vont se chamailler pour les terres. » Une fois traduites dans les différentes langues, les paroles de Maman Jo provoquent les mêmes cris d’enthousiasme auprès de chaque communauté. On se prend dans les bras et on danse ensemble, comme si on se connaissait bien. A Ziglo, Josiane Doukpe Nahi en est convaincue, la paix passe par les femmes.

Dans ce petit village de la région du Cavally, nichée dans le grand ouest forestier à quelques dizaines de kilomètres du Liberia, vivent près de 1 500 habitants, de cinq communautés différentes. Chacune a son quartier, ses chemins, ses codes et ses habitudes. On se parle peu. Les lieux de vie sont rares et ceux où l’on se croise encore moins nombreux. Il y a l’école, la pompe à eau, mais surtout le bar, situé au bout de la route goudronnée qui traverse le village. C’est souvent là que les disputes et les bagarres éclatent entre les hommes, avec à chaque fois la même raison : un conflit foncier entre communautés.

Flambée xénophobe

Car dans ce coin de la Côte d’Ivoire, il n’y a pas de cadastre, explique Maman Jo, dont le grand-père a prêté des terres « il y a longtemps » à un « étranger » d’une autre communauté que la sienne, contre la promesse du « partage de la production et quelques bouteilles d’alcool », explique-t-elle. Dans le pays, seules 4 % des terres rurales font l’objet de titres fonciers ; le reste repose sur la tradition coutumière et la mémoire des anciens. Des arrangements qui sont la source de tensions. Surtout dans un village comme Ziglo, où règnent les rumeurs et l’ennui. « Ces histoires de terre rendent fous les hommes, ils en parlent tout le temps, et nous les femmes on subit ça, glisse Adjoua*, une voisine baoulé de Maman Jo. Un jour tu ris avec ton voisin, le lendemain il peut venir avec ses gens pour te chasser d’ici. »

Adjoua a encore en mémoire les événements d’octobre 2017. Cette année-là, à 50 km de Ziglo, des affrontements ont éclaté dans la forêt de Goin-Débé entre de jeunes Guéré et des Baoulé, causant la mort de sept d’entre eux. Une fois de plus, c’est la question du contrôle des terres qui avait semé la discorde. A Ziglo, personne n’avait de lien avec les parties prenantes du conflit. Pourtant, cette lointaine querelle a rejailli sur le village. « Les jeunes Guéré avec qui nous cohabitions sont venus brûler nos maisons et nous ont chassés », explique Adjoua, qui a dû fuir en catastrophe, avec son mari, leurs enfants et des dizaines d’autres membres de la communauté. Selon la jeune femme, aucun officiel n’est venu s’excuser de la flambée xénophobe. « Mais Maman Jo est passée, nous nous sommes expliquées et j’ai pu raisonner mon mari, qui parlait de revanche », raconte-t-elle.

Heureusement, il existe un autre lieu de vie essentiel à Ziglo : c’est l’apatam, cette terrasse couverte typique de l’Afrique de l’Ouest. Il a été construit par les femmes de toutes les communautés sous la supervision de Josiane Noukpe Nahi, dont l’autre surnom, « Tchinmouengnan », signifie en guéré, sa langue natale, « loin de moi la colère ». Véritable arche des communautés, l’apatam est devenu le quartier général d’Adézéa, l’association qu’elle a créée pour réunir les femmes du village et des alentours. « C’est ici que les femmes meurtries par toutes ces disputes, violées, veuves, déplacées, viennent discuter avec moi et entre elles, sans aucun tabou », explique celle qui convoque des « parlements de femmes » à fréquence irrégulière, depuis 2017, pour que les choses soient « dites et réglées ».

Une unité fragile

Cette « passion pour la paix » n’a pas toujours habité Maman Jo. Née à Abidjan de parents originaires de la région, cette femme de 46 ans est aujourd’hui veuve, mère de quatre enfants, grand-mère de deux petits-enfants. Militante du Front populaire ivoirien (FPI, le parti de Laurent Gbagbo) « depuis [sa] naissance », elle n’a jamais autant pleuré que le jour où, depuis San Pedro où elle s’était cachée, elle a appris à la radio l’arrestation de l’ancien président, le 11 avril 2011. Une fois la crise post-électorale passée, elle vient à Ziglo pour constater les dégâts. Le bilan est lourd : sept morts, dont sa grand-mère, « tuée chez elle par un enfant burkinabé du village qu’elle connaissait », raconte-t-elle : « J’avais beaucoup de choses sur le cœur à ce moment-là, ça me rendait folle que tout le village connaisse les coupables mais que personne ne fasse rien. » Quand la colère s’est dissipée, elle a pardonné, se choisissant une nouvelle mission : réunir les femmes pour faire barrage aux conflits.

A Ziglo, pendant la journée, les hommes travaillent dans les forêts, tandis que les femmes se retrouvent ensemble aux champs. « Les activités de maraîchage sont très physiques, les femmes n’ont pas d’autre choix que de s’entraider », explique Maman Jo. Avec les petits moyens de l’association, elle a fait venir d’Abidjan des brouettes, des bottes, des machettes et des pulvérisateurs. « Grâce à ces outils, elle veut nous rendre indispensables les unes aux autres, explique Adjoua. On va se les prêter et augmenter notre production ensemble. La prochaine étape est d’acheter un champ et d’y travailler collectivement. »

Maman Jo veut aller vite, car elle sait que l’unité du village est fragile. Preuve de ce vivre-ensemble encore imparfait et précaire, elle-même doit lutter contre ses propres démons. Ce matin-là, avant de prononcer son discours sous l’apatam, elle explique sans ciller qu’il lui revient, en tant qu’« autochtone », de diriger les affaires du village. « Nous sommes ici chez nous, ils sont nos visiteurs et ils doivent connaître leur place », expose-t-elle doctement. Puis, sans transition, reprenant son bâton de pèlerin, elle demande aux femmes de s’aimer, « car c’est notre seul moyen d’empêcher les hommes de faire leurs bêtises prévues en 2020 ».

* Le prénom a été changé.

Sommaire de notre série « Dans l’ouest ivoirien, une cohabitation sous tension »

L’ouest de la Côte d’Ivoire a payé le prix fort des dernières crises qu’a traversées le pays. Aujourd’hui encore, les cicatrices ne se sont pas refermées et la réconciliation demeure avant tout un slogan, une promesse de campagne. A l’approche de la présidentielle d’octobre, alors que les regards se tournent vers cette zone électoralement convoitée et disputée, Le Monde Afrique propose une série de cinq reportages pour raconter cette région où se dessinent, plus qu’ailleurs, les lignes de fracture de la société ivoirienne.


Publié par Le Monde le 02 juillet 2020 à 18h00.


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